De la crise du débat dans l’espace public sénégalais
Point
n’est besoin d’être un observateur averti, pour remarquer que ça vole trop bas
dans les débats qu’on nous offre dans l’espace public sénégalais. Nos médias,
jadis occupés par des journalistes très professionnels qui invitaient de grands
hommes de lettres, des universitaires reconnus dans leur domaine ainsi que de
grands experts, sont devenus une arène où se disputent animateurs, « chroniques-cœurs »,
journalistes à la faible dose d’éthique et de déontologie, toutologues qui se
croient voisins de l’Omniscient.
Les
insultes, les attaques crypto-personnelles, les diatribes, les diffamations, les
déballages sont devenus monnaie courante, là où on s’attendait à des débats
sereins et objectifs, parce que basés exclusivement sur la capacité d’analyse
et de conceptualisation, censée permettre aux profanes de mieux comprendre les
politiques publiques visant à améliorer leur quotidien, les crises auxquelles
notre société est confrontée et les phénomènes qui la gangrènent.
Aujourd’hui,
on ne sait plus qui est qui et qui fait quoi. Il n’y a plus de discernement et
d’élévation de la réalité jusqu’au concept. Ça vole bas, trop bas même, dans un
espace public où l’insulte est devenue la chose la mieux partagée. Des soi-disant
intellectuels aux capacités d’abstractions quasi-inexistantes, des journalistes
aux sensibilités politiques évidentes, des chroniques-cœurs au niveau
intellectuel intrigant, font le printemps de nos médias et animent des débats
publics où on ne parle que de politique à longueur de journée, et où il
est maintenant devenu rare de faire une analyse objective et une lecture
profonde des évènements. Il faut forcément être d’un camp ou de l’autre, du
système ou de l’anti-système, sans véritablement pouvoir définir l’un et
l’autre, en fixer les frontières exactes. L’anti-système n’est-il pas l’autre
face cachée du système ?
En
réalité, la crise du débat dans l’espace public sénégalais est une crise du
savoir dans notre pays. Elle est symptomatique d’une incapacité d’abstraction
qui aurait renvoyé certains types de chroniques-cœurs à la touche, devant un
esprit brillant et capable d’élévation. Dans nos écoles, la baisse des
performances en philosophie et en Mathématiques, disciplines par excellence de
l’abstraction, est une illustration de ces difficultés d’élévation. Décidemment,
ça vole trop bas. La crise du savoir au Sénégal est le signe d’une société de consommation
à outrance de la distraction, d’un système éducatif désuet, d’une école en
crise, gangrénée par des programmes scolaires inadaptés à nos réalités
socio-économiques et culturelles, par des grèves récurrentes, un désengagement de
la communauté et une promotion de la paresse, de la tricherie et de la
médiocrité. La société sénégalaise est en crise parce que l’école sénégalaise
est en crise et vice versa.
Les
voies audibles et d’autorité qui devraient parler ont préféré se taire, qui
pour préserver leurs avantages, qui pour éviter de faire face à cette meute de
jeunes loups qui n’ont que l’insulte à la bouche. Le savoir est banalisé, voire
désacralisé au profit de l’avoir, de l’accumulation et de l’exhibitionnisme matériels,
du buzz éphémère, de la célébrité vide et encombrante, des raccourcis stériles et
de la réussite facile. Décidemment, qui pour arrêter cette hémorragie
socio-culturelle et éducationnelle, cette dégénérescence morale, cette diarrhée
verbale, cette pandémie médiatique et cette promotion illégale et illégitime des
anti-valeurs ?
Le
débat, dans l’espace public sénégalais, devrait plutôt porter sur les grandes
orientations stratégiques du gouvernement, les politiques de développement de
l’État, la santé, l’éducation, l’agriculture, l’autosuffisance alimentaire, la
souveraineté économique… Ces questions sont impersonnelles et concernent
directement l’émergence de notre pays, sans parti pris ni jugement. Ce débat
devrait être entretenu par des journalistes de renom, des intellectuels confirmés,
des spécialistes objectifs et pondérés, des experts modestes et honnêtes.
Cette
intelligentsia sénégalaise devrait être une force de contribution réelle et de
proposition positive à l’élan de souveraineté, de justice et d’équité, et non
un conglomérat d’hommes d’affaires, de capitaines d’industrie, de magnats de la
presse, de journalistes partisans et d’intellectuels en panne d’idées
novatrices et progressistes, toujours en quête de primes…
Mais
malheureusement aujourd’hui, pouvoir comme opposition ont du mal à éviter les
pièges de la confrontation puérile, du débat de bas étages et à sortir de la
prison mentale des intérêts de camp, d’appartenance à des sensibilités
politiques différentes au profit de l’intérêt général. Ainsi va le Sénégal, ce
petit grand pays au destin singulier !
La
parole n’est pas seulement un son vocal que l’on peut émettre. La parole est
aussi l’identité d’une pensée articulée, d’un raisonnement logique. Elle est
l’expression de l’être, de la nature profonde de l’homme. Ce n’est pas pour
rien qu’en wolof, on dit que « ku wax feeñ ». Parler est un
dévoilement de ce qu’on a exclusivement, de ce qu’on est profondément.
La
parole dans l’espace public sénégalais devrait être le symbole d’une sagesse
avérée, la guidance pour une jeunesse en perte de repères, la lumière au profit
d’une société en profondes mutations et un grenier de solutions à la crise des
valeurs. Malheureusement tel n’est pas le cas dans l’espace public sénégalais,
terrain de prédilection de la parole. La démocratisation à outrance de notre
société a plutôt libéré cette parole, cette sagesse qui n’est pas détenue par tout
le monde et au nom de laquelle tout le monde parle pour parfois ne rien dire
d’essentiel.
Être
citoyen aujourd’hui, c’est parler, s’exprimer à travers les médias et les
réseaux sociaux, quitte à sortir des inepties qui pourraient pousser les
partisans du régime à parler de délit d’opinion ou d’offense à l’autorité, et
le procureur de la République à s’autosaisir pour mettre fin aux agissements de
tel ou tel autre…Les Sénégalais entretiennent de plus en plus un rapport heurté
avec la vérité, et une relation tendancieuse et complice avec le mensonge.
Il
nous faut redéfinir notre projet de société, avoir un consensus moral et social
fort, réinventer un nouveau type de sénégalais, imbibé de nos valeurs
ancestrales de dignité, d’honneur, de courage, de la mystique de l’effort, du
culte du travail et de la discipline. Pour cela, la famille doit se
réapproprier l’éducation des enfants et l’école celle des citoyens. Ce projet
ne peut aboutir qu’avec la complicité des médias qui sont à assainir
impérativement.
Ngor
DIENG
Psychologue
conseiller
ngordieng@gmail.com
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