L’ÉCLATEMENT DE LA FÉDÉRATION DU MALI : LE FILM DE LA NUIT LA PLUS LONGUE (19-20 août 1960)[1]
« Le Mali devait
d’abord surmonter ses propres contradictions, chaque jour plus nombreuses et
plus complexes. La différence des tempéraments, des idéologies politiques, des
psychologies collectives, les ambitions des hommes, tout ce qui opposait les
deux partenaires et qui fut maîtrisé dans la lutte commune pour la liberté,
allait maintenant éclater au grand jour et assombrir la victoire de
l’indépendance. Soudanais et Sénégalais devenaient des rivaux et commirent les
uns et les autres des erreurs qui allaient mettre en cause les espoirs fondés
sur la Fédération. […]
L’éclatement dans la
nuit du vendredi 19-20 août fut, à proprement parler, une surprise. Tout le
monde parlait de l’éclatement prochain du Mali, mais pas d’une manière aussi
brusque. Au-delà des raisons profondes analysées, l’action des hommes, leurs
maladresses, leurs aveuglements orgueilleux à ne pas céder, à refuser le
dialogue tuèrent le Mali en quelques heures.
Depuis la mi-août, tout
le monde parlait d’une prochaine sécession sénégalaise. La conférence politique
prévue avant les élections allait servir d’occasion.
Modibo Keita, à l’insu
de son ministre de la Défense et de la sécurité, Mamadou DIA, demanda au
Colonel Soumaré, Chef d’état-major des Forces armées, de prendre des mesures de
sécurité pour le 27 août. Le Colonel Soumaré s’informa, le 16 août, de la
situation des forces de gendarmerie sous le commandement du lieutenant colonel
français Pierre, et le 18, envoya deux télégrammes aux unités de l’armée
malienne stationnées à Bignona et à Podor, les mandats d’envoyer chacune une
compagnie en « tenue de combat » avec armes et munitions pour le
maintien de l’ordre aux élections présidentielles. A l’armée malienne, le
Colonel voulait adjoindre les forces de la gendarmerie. Or celle-ci, d’après le
décret signé le 10 août par le Président du gouvernement fédéral, Modibo Keita,
dépendait non de la Fédération, mais de chacun des Etats. Celle de Dakar ne
pouvait recevoir d’ordre que du Président du gouvernement du Sénégal. Mamadou
Dia, au courant de la demande de Soumaré, reconfirma cette disposition par un
arrêté fédéral de son ministère, le 17 août. La réaction de Modibo fut
immédiate : l’arrêté N°2890 du 19 août annula celui de M. Dia. […]
La guerre de la
gendarmerie était ouverte. Les Maliens allaient faire appel à la force. Modibo
pouvait compter sur les unités maliennes de l’armée sous les ordres du Colonel
Soumaré. L a gendarmerie sous commandement français n’était pas sûre.
Les Sénégalais
n’étaient pas dupes de ce que tramait l’Etat-major malien. Ayant pris
connaissance des télégrammes du 18 août, le Ministre de l’intérieur du Sénégal,
Valdiodio Ndiaye, homme d’une grande détermination, plus Sénégalais que Malien,
alerta Mamadou Dia et Senghor, et un conseil restreint décida de préparer la
défense. Les Sénégalais eurent alors la certitude que les Soudais
n’hésiteraient pas à employer la force. Des mesures urgentes furent aussitôt
prises : « Les forces du maintien de l’ordre seraient consignées à
partir du 19 août à 12 heures. Huit pelotons de la gendarmerie furent
réquisitionnés à Dakar, cinq pelotons de la garde républicaine sélectionnés à
Thiès reçurent l’ordre de se rendre en alerte à Dakar ».
Du côté de l’UPS, des
ordres de mobilisation furent données pour que les militants du Sine-Saloum se
rendent à Dakar, le 19 août. L’alerte fut partout donnée sur les intentions et
les préparatifs des Soudanais. Mamadou Dia lui-même alla battre la campagne
dans la journée du 19 et ne retourna à Dakar que tard dans la soirée.
Ainsi, des deux côtés,
les dispositions étaient prises pour la lutte, les unes par réaction aux
autres, sans qu’il y ait eu consultation, dialogue entre la délégation
soudanaise à Dakar et leurs hôtes sénégalais. Le lendemain était total. Les
Soudanais, à leur tour, crurent que les Sénégalais préparaient un coup de force
pour se retirer de la Fédération. […]
La mésentente,
continuelle, aboutit à l’affrontement cette nuit-là. Voyons les faits.
Tout commença avec le
Conseil extraordinaire des Ministres le vendredi 19 août vers 19 heures. Le
Chef du Gouvernement pour prendre des mesures qui s’imposaient et empêcher
ainsi la sécession du Sénégal qui serait une violation de la constitution
malienne. Les ministres sénégalais, à l’exception de Boubacar Guèye, refusèrent
de répondre à l’appel. Pour Modibo, la majorité constitutionnelle était
atteinte pour délibérer. Le Président du Conseil négligea ainsi le fondement
politique de la Fédération qui était la parité dans toute prise de
décision : Boubacar Guèye, du reste, cousin de Lamine Guèye et parent des
Soudanais, était suspect aux yeux des leaders sénégalais. Le Conseil du 19
août, juridiquement valable, fut une erreur politique de la part des Soudanais.
Il prit deux mesures d’une extrême gravité qui allaient provoquer l’éclatement
immédiat de la Fédération :
-
Un décret déchargea Mamadou Dia de la
Défense et de la Sécurité extérieure, désormais dévolues au Président du
Conseil, c’est-à-dire à Modibo Keïta lui-même. C’’était une grave violation de
la constitution ;
-
Un deuxième décret proclamera l’état
d’urgence sur l’ensemble du territoire malien.
Le Conseil décida
d’informer le Général De Gaulle de la situation nouvelle, de s’assurer de la
neutralité de la France. Il convoqua vers 21h 30 le Haut-Représentant de la
France, Hettier de Boislambert, qui donna les assurances nécessaires. Le
Colonel Soumaré fut chargé de l’exécution de l’état d’urgence et devait
protéger par les forces armées de la Radio, les immeubles et installations de
la Fédération et de leurs collaborateurs. Vers 22 heures 30, le discours de
Modibo annonçant les deux décrets passa à la Radio par l’intermédiaire du
journaliste Racine Kane. L’armée malienne avait déjà pris position devant tous
les immeubles. Ce que les Sénégalais appelaient le « coup d’état » de
Modibo était terminé avant 23 heures !
La réaction sénégalaise
ne se fit pas attendre et, en moins d’une heure, la situation se renversa. En
l’absence de Mamadou Dia en campagne, le Ministre de l’intérieur, Valdiodio
Ndiaye, accompagné du colonel Fall et du Ministre de l’information Obèye Diop,
convoqua tous les responsables sénégalais à la Résidence de Mamadou Dia à la
Médina [actuelle Maison de la culture Douta Seck]. Senghor y vint quelques
instants après. Le commandant français de la gendarmerie, le Colonel Pierre,
fit le compte rendu des deux demandes de réquisition, l’une émanant du
gouvernement fédéral et l’autre du gouvernement du Sénégal. Le commandant, qui
connaissait bien le règlement, avait refusé d’obéir au Général Soumaré. Le
Ministre de l’intérieur, Senghor et d’autres responsables sénégalais se
rendirent aussitôt à la gendarmerie pour parler aux hommes qui étaient tous des
Sénégalais. Pour le malheur du Mali, ils y trouvèrent le Colonel Soumaré sans
escorte et le firent arrêter par le capitaine Tamsir Bâ, commandant de la Garde
Républicaine, qui venait juste d’arriver de Thiès. L e sort de la Fédération
fut scellé, le plan d’urgence sénégalais appliqué aussitôt par les forces de
l’ordre sénégalaises. Modibo et les Soudanais se trouvèrent ainsi prisonniers
dans leurs résidences. […]
Les discours de Senghor
en français et de Mamadou Dia en ouolof l’annoncèrent au Sénégal et au monde
toute la nuit, sur les antennes de la Radio devenue Radio Sénégal. Le grand
chantre du Mali d’hier dénonçait « la folle ambition » de Modibo
Keïta, le « coup de force », la politique des Soudanais qui veulent
réduire en esclave, « coloniser » le Sénégal, et il faisait appel au
sentiment national par l’évocation des héros : « la bravoure et
l’honneur d’un N’Diadiane Ndiay et d’un Lat Dior » discours hautement
politique qui prépara les esprits hésitants à faire le dernier saut, celui de
l’acte de sécession !
En effet, l’Assemblée
législative convoquée à 0h 30 sous la présidence, non de Lamine Guèye absent,
mais de Guillabert, se proclama nationale, vota à 1h l’indépendance du Sénégal.
Elle donna les pleins pouvoirs au gouvernement pour trois mois et vota le
décret proclamant l’état d’urgence.
A 2heures, le
gouvernement fut remanié : Valdiodio dès le coup de la Gendarmerie, ajouta
la défense nationale à son ministère. Les deux ministres fédéraux, Doudou Thiam
et Abdoulaye Fofana, furent affectés, l’un aux Affaires Etrangères et l’autre
aux PTT, à la Marine marchande et aux transports aérien ; Gabriel
d’Arboussier reçut le Ministère de la Justice. Quant aux Soudanais, surpris et
déconcertés par la célérité du contre-coup de force, ils furent immobilisés
dans une impuissance totale sous surveillance des gendarmes sénégalais. Les
principaux chefs se trouvèrent tous autour de Modibo dans sa résidence, le
Petit Palais. Certains, comme Jean-Marie Koné, pensaient qu’on pouvait encore
sauver la situation en renouant le dialogue avec les Sénégalais et en leur
cédant la Présidence de la République. Modibo, profondément humilié, avait une
autre solution : faire appel à des forces extérieures pour rétablir
l’ordre et sauver la Fédération.
Il entra en contact
avec Bamako pour rassurer Hamaciré NDouré, ministre du Commerce et de
l’Industrie, presque seul représentant du gouvernement. Vers 4h du matin, il
fit appel au Général De Gaulle, lui demandant l’intervention de l’Armée de la Communauté.
La réponse de celui-ci fut celle de la modération et une invitation aux deux
protagonistes à venir s’expliquer à Paris. Modibo Keïta s’adressa alors au
Secrétaire général de l’ONU pour solliciter une assistance urgente, car, depuis
le 28 juillet 1960, le Conseil de Sécurité avait accepté la candidature de la
Fédération du Mali et l’avait proposée pour adoption à l’Assemblée générale
devant se réunir en septembre. Le Conseil de Sécurité ne répondit que le 25
août, négativement. Du reste, les Soudanais n’avaient plus d’initiative de
décision à Dakar. Ils étaient prisonniers ; leur sort ne dépendait plus
que des Sénégalais qui décidèrent de ne leur faire subir aucune humiliation et
de les rapatrier au Soudan dans la dignité et l’honneur.
Ainsi, le dimanche 21
août, Modibo et ses compagnons furent escortés par le chef du protocole à la
gare de Dakar et embarqués dans un train spécial. Ils étaient 130 : tous
les responsables politiques, les hauts fonctionnaires et leurs familles. Ils
furent acclamés par la foule des Soudanais de Dakar et de nombreux sympathisants
sénégalais. Le train démarra à 9h 30 pour Bamako. La fédération du Mali est
finie, terminée avec les sifflements du train roulant vers le grand Niger comme
pour le proclamer au monde entier. »
Ngor DIENG
Psychologue
Conseiller/Philosophe
ngordieng@gmail.com
[1] Extrait du livre de Sékéné Mody
CISSOKO : Un combat pour l’unité de l’Afrique de l’Ouest : La
Fédération du Mali (1959-1960), NEAS, Dakar, 2005, 257 pages. Pour les
notes de bas de page, je vous renvoie au livre.
Commentaires
Enregistrer un commentaire