DE L’ACTUALITE DE LA PENSEE DE FRANTZ FANON




Frantz Fanon peut être considéré comme un creuset de la culture de l’Universel. Né en Martinique en 1925, il a effectué ses études supérieures en France avant d’exercer en tant que psychiatre en Algérie. Il fut engagé dans la révolution algérienne pour la libération de ce pays et est mort prématurément, à 36 ans dans une clinique aux États-Unis, le 06 décembre1961.
Il fut un combattant de la liberté, un artisan de la libération des peuples, de l’homme tout court, où qu’il se trouve. Sa pensée ayant profondément influencé les luttes tiers-mondistes, est aujourd’hui plus actuelle que jamais. Les indépendances ont été ratées et restent inachevées. Il est frappant de constater que les mises en garde anticipées par Fanon ont été prononcées à l’aube des indépendances, bien avant les désillusions et les désenchantements. Son analyse lucide alertait de manière étonnamment prémonitoire sur les dérives susceptibles d’affecter les Etats postcoloniaux.
Pour l’illustrer dans cet article, nous nous passerons de commentaires en reproduisant tels quels, quelques extraits des Damnés de la terre, qui est un appel et un cri d’alarme sur l’état des pays colonisés et l’avenir des États nouvellement indépendants, surtout ceux d’Afrique.
 « L'économie nationale de la période d'indépendance n'est pas réorientée. Il s'agit toujours de récolte d'arachide, de récolte de cacao, de récolte d'olives. De même, aucune modification n'est apportée dans la traite des produits de base. Aucune industrie n'est installée dans le pays. On continue à expédier les matières premières, on continue à se faire les petits agriculteurs de l'Europe, les spécialistes de produits bruts. Au sein de la bourgeoisie nationale des pays coloniaux l'esprit jouisseur domine. C'est que sur le plan psychologique elle s'identifie à la bourgeoisie occidentale dont elle a sucé tous les enseignements. Elle suit la bourgeoisie occidentale dans son côté négatif et décadent sans avoir franchi les premières étapes d'exploration et d'invention qui sont en tout état de cause un acquis de cette bourgeoisie occidentale. À ses débuts la bourgeoisie nationale des pays coloniaux s'identifie à la fin de la bourgeoisie occidentale. D ne faut pas croire qu'elle brûle les étapes. En fait elle commence par la fin. Elle est déjà sénescente alors qu'elle n'a connu ni la pétulance, ni l'intrépidité, ni le volontarisme de la jeunesse et de l'adolescence.
C'est dans cette perspective qu'il faut interpréter le fait que, dans les jeunes pays indépendants, triomphe çà et là le fédéralisme. La domination coloniale a, on le sait, privilégié certaines régions. L'économie de la colonie n'est pas intégrée à l'ensemble de la nation. Elle est toujours disposée dans des rapports de complémentarité avec les différentes métropoles. Le colonialisme n'exploite presque jamais la totalité du pays. Il se contente de mettre au jour des ressources naturelles qu'il extrait et exporte vers les industries métropolitaines, permettant ainsi une relative richesse sectorale tandis que le reste de la colonie poursuit, ou du moins approfondit, son sous-développement et sa misère. L'unité africaine, formule vague mais à laquelle les hommes et les femmes d'Afrique étaient passionnellement attachés et dont la valeur opératoire était de faire terriblement pression sur le colonialisme, dévoile son vrai visage et s'émiette en régionalismes à l'intérieur d'une même réalité nationale. La bourgeoisie nationale, parce qu'elle est crispée sur ses intérêts immédiats, parce qu'elle ne voit pas plus loin que le bout de ses ongles, se révèle incapable de réaliser la simple unité nationale, incapable d'édifier la nation sur des bases solides et fécondes. Le front national qui avait fait reculer le colonialisme se disloque et consume sa défaite.
…Comme la bourgeoisie n'a pas les moyens économiques pour assurer sa domination et distribuer quelques miettes à l'ensemble du pays, comme, par ailleurs, elle est préoccupée de se remplir les poches le plus rapidement possible, mais aussi le plus prosaïquement, le pays s'enfonce davantage dans le marasme. Et pour cacher ce marasme, pour masquer cette régression, pour se rassurer et pour s'offrir des prétextes à s'enorgueillir, la bourgeoisie n'a d'autres ressources que d'élever dans la capitale des constructions grandioses, de faire ce que l'on appelle des dépenses de prestige.
La bourgeoisie nationale tourne de plus en plus le dos à l'intérieur, aux réalités du pays en friche et regarde vers l'ancienne métropole, vers les capitalistes étrangers qui s'assurent ses services. Comme elle ne partage pas ses bénéfices avec le peuple et ne lui permet aucunement de profiter des prébendes que lui versent les grandes compagnies étrangères, elle va découvrir la nécessité d'un leader populaire auquel reviendra le double rôle de stabiliser le régime et de perpétuer la domination de la bourgeoisie. La dictature bourgeoise des pays sous-développés tire sa solidité de l'existence d'un leader. Dans les pays développés, on le sait, la dictature bourgeoise est le produit de la puissance économique de la bourgeoisie. Par contre, dans les pays sous-développés, le leader représente la puissance morale à l'abri de laquelle la bourgeoisie, maigre et démunie, de la jeune nation décide de s'enrichir.
Le peuple qui, des années durant, l'a vu ou entendu parler, qui de loin, dans une sorte de rêve, a suivi les démêlés du leader avec la puissance coloniale, spontanément fait confiance à ce patriote. Avant l'indépendance, le leader incarnait en général les aspirations du peuple : indépendance, libertés politiques, dignité nationale. Mais, au lendemain de l'indépendance, loin d'incarner concrètement les besoins du peuple, loin de se faire le promoteur de la dignité réelle du peuple, celle qui passe par le pain, la terre et la remise du pays entre les mains sacrées du peuple, le leader va révéler sa fonction intime : être le président général de la société de profiteurs impatients de jouir que constitue la bourgeoisie nationale.
Les circuits économiques du jeune État s'enlisent irréversiblement dans la structure néo-colonialiste. L'économie nationale, autrefois protégée, est aujourd'hui littéralement dirigée. Le budget est alimenté par des prêts et par des dons. Tous les trimestres, les chefs d'État eux-mêmes ou les délégations gouvernementales se rendent dans les anciennes métropoles ou ailleurs, à la pêche aux capitaux.
L'ancienne puissance coloniale multiplie les exigences, accumule concessions et garanties, prenant de moins en moins de précautions pour masquer la sujétion dans laquelle elle tient le pouvoir national. Le peuple stagne lamentablement dans une misère insupportable et lentement prend conscience de la trahison inqualifiable de ses dirigeants. Cette conscience est d'autant plus aiguë que la bourgeoisie est incapable de se constituer en classe. La répartition des richesses qu'elle organise n'est pas différenciée en secteurs multiples, n'est pas étagée, ne se hiérarchise pas par demi-tons. La nouvelle caste insulte et révolte d'autant plus que l'immense majorité, les neuf dixièmes de la population continuent à mourir de faim. L'enrichissement scandaleux, rapide, impitoyable de cette caste s'accompagne d'un réveil décisif du peuple, d'une prise de conscience prometteuse de lendemains violents. La caste bourgeoise, cette partie de la nation qui annexe à son profit la totalité des richesses du pays, par une sorte de logique, inattendue d'ailleurs, va porter sur les autres nègres ou les autres Arabes des jugements péjoratifs qui rappellent à plus d'un titre la doctrine raciste des anciens représentants de la puissance coloniale. C'est à la fois la misère du peuple, l'enrichissement désordonné de la caste bourgeoise, son mépris étalé pour le reste de la nation qui vont durcir les réflexions et les attitudes.
Le leader apaise le peuple. Des années après l'indépendance, incapable d'inviter le peuple à une œuvre concrète, incapable d'ouvrir réellement l'avenir au peuple, de lancer le peuple dans la voie de la construction de la nation, donc de sa propre construction, on voit le leader ressasser l'histoire de l'indépendance, rappeler l'union sacrée de la lutte de libération. Le leader, parce qu'il refuse de briser la bourgeoisie nationale, demande au peuple de refluer vers le passé et de s'enivrer de l'épopée qui a conduit à l'indépendance. Le leader - objectivement - stoppe le peuple et s'acharne soit à l'expulser de l'histoire, soit à l'empêcher d'y prendre pied. Pendant la lutte de libération le leader réveillait le peuple et lui promettait une marche héroïque et radicale. Aujourd'hui, il multiplie les efforts pour l'endormir et trois ou quatre fois l'an lui demande de se souvenir de l'époque coloniale et de mesurer l'immense chemin parcouru.
Depuis l'indépendance le parti n'aide plus le peuple à formuler ses revendications, à mieux prendre conscience de ses besoins et à mieux asseoir son pouvoir. Le parti, aujourd'hui, a pour mission de faire parvenir au peuple les instructions émanant du sommet. Il n'y a plus ce va-et-vient fécond de la base au sommet et du sommet à la base qui fonde et garantit la démocratie dans un parti. Tout au contraire, le parti s'est constitué en écran entre les masses et la direction. Il n'y a plus de vie du parti. Les cellules mises en place pendant la période coloniale sont aujourd'hui dans un état de démobilisation totale.
Après l'indépendance, le parti sombre dans une léthargie spectaculaire. On ne mobilise plus les militants qu'à l'occasion de manifestations dites populaires, de conférences internationales, des fêtes de l'indépendance. Les cadres locaux du parti sont désignés à des postes administratifs, le parti se mue en administration, les militants rentrent dans le rang et prennent le titre vide de citoyen.
Maintenant qu'ils ont rempli leur mission historique qui était d'amener la bourgeoisie au pouvoir, ils sont fermement invités à se retirer afin que la bourgeoisie puisse calmement remplir sa propre mission. Or, nous avons vu que la bourgeoisie nationale des pays sous-développés est incapable de remplir une quelconque mission. Au bout de quelques années, la désagrégation du parti devient manifeste et tout observateur, même superficiel, peut se rendre compte que l'ancien parti, devenu aujourd'hui squelettique, ne sert qu'à immobiliser le peuple. Le parti, qui pendant le combat avait attiré à lui l'ensemble de la nation, se décompose. Les intellectuels, qui à la veille de l'indépendance avaient rallié le parti, confirment par leur comportement actuel que ce ralliement n'avait d'autre but que de participer à la distribution du gâteau de l'indépendance. Le parti devient un moyen de réussite individuelle.
Cependant, il existe à l'intérieur du nouveau régime une inégalité dans l'enrichissement et dans l'accaparement. Certains mangent à plusieurs râteliers et se révèlent de brillants spécialistes de l'opportunisme. Les passe-droits se multiplient, la corruption triomphe, les mœurs se dégradent. Les corbeaux sont aujourd'hui trop nombreux et trop voraces eu égard à la maigreur du butin national. Le parti, véritable instrument du pouvoir entre les mains de la bourgeoise, renforce l'appareil d'État et précise l'encadrement du peuple, son immobilisation. Le parti aide le pouvoir à tenir le peuple. C'est, de plus en plus, un instrument de coercition et nettement antidémocratique. Le parti est objectivement, et quelquefois subjectivement, le complice de la bourgeoisie mercantile. De même que la bourgeoisie nationale escamote sa phase de construction pour se jeter dans la jouissance, pareillement, sur le plan institutionnel, elle saute la phase parlementaire et choisit une dictature de type national socialiste. […]
Dans ces pays pauvres, sous-développés, où, selon la règle, la plus grande richesse côtoie la plus grande misère, l'armée et la police constituent les piliers du régime. Une armée et une police qui, encore une règle dont il faudra se souvenir, sont conseillées par des experts étrangers. La force de cette police, la puissance de cette armée sont proportionnelles au marasme dans lequel baigne le reste de la nation. La bourgeoisie nationale se vend de plus en plus ouvertement aux grandes compagnies étrangères. À coups de prébendes, les concessions sont arrachées par l'étranger, les scandales se multiplient, les ministres s'enrichissent, leurs femmes se transforment en cocottes, les députés se débrouillent et il n'est pas jusqu'à l'agent de police, jusqu'au douanier qui ne participe à cette grande caravane de la corruption.
L'opposition devient plus agressive et le peuple saisit à demi-mot sa propagande. L'hostilité à l'égard de la bourgeoisie est désormais manifeste. La jeune bourgeoisie qui semble atteinte de sénilité précoce ne tient pas compte des conseils qui lui sont prodigués et se révèle incapable de comprendre qu'il y va de son intérêt de voiler, même légèrement, son exploitation.
Le collège des profiteurs chamarrés, qui s'arrachent les billets de banque sur le fonds d'un pays misérable, sera tôt ou tard un fétu de paille entre les mains de l'armée habilement manœuvrée par des experts étrangers. Ainsi, l'ancienne métropole pratique le gouvernement indirect, à la fois par les bourgeois qu'elle nourrit et par une armée nationale encadrée par ses experts et qui fixe le peuple, l'immobilise et le terrorise. »[1]
Telles furent, sans aucun commentaire de notre part, les prophéties de l’homme qui écrivit sur son lit de mort ces propos qui prouvent son engagement incontestable pour la cause humaine : « Nous ne sommes rien sur terre si nous ne sommes d’abord les esclaves d’une cause, de la cause des peuples, la cause de la justice et de la liberté… »

Ngor DIENG
Psychologue conseiller
Doctorant en philosophie à l’UCAD de Dakar
ngordieng@gmail.com


[1]. Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Œuvres, préface d’Achille M’Bembé, 3ème partie « Mésaventures de la conscience nationale », Paris, La Découverte, 2011.




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