QUE NOUS RESTE-T-IL DU BATEAU LE JOOLA ?
« En vérité, Allah ne modifie point
l’état d’un peuple, tant que les [individus qui le composent] ne modifient pas
ce qui est en eux-mêmes. »
Coran, Sourate –le tonnerre- verset 11.
Le 26 septembre 2002, aux larges des
côtes gambiennes de l’Océan atlantique, se produisait l’une des plus grandes
catastrophes maritimes de l’histoire de l’humanité. Ainsi le bateau « Le
Joola », qui assurait la navette entre Dakar, la capitale sénégalaise, et
la région verte de la Casamance, s’enfonçait, presque d’un coup, dans la mer,
emportant avec lui près de 2000 âmes.
Ce fut un événement très douloureux,
que la nation sénégalaise tout entière, a vécu dans sa chair et dans son âme.
La conscience individuelle et collective du peuple sénégalais fut profondément heurtée,
comme il ne s’est jamais presque produit
dans l’histoire.
A l’époque, le président Abdoulaye
Wade, avait appelé, dans son discours, à une introspection, c’est-à-dire à un examen de conscience, visant à amener
les Sénégalais à se remettre en cause, à changer radicalement de mentalité et
de comportement. Mais hélas, depuis lors, « Le Joola » semble rangé
aux oubliettes. Des responsabilités ont été situées. Mais aucune personnalité
inquiétée. Aucune sanction prise. Quelques démissions çà et là…et la souffrance
des familles de victime demeure et fait écho à chaque anniversaire du naufrage
du bateau. Autant le souvenir des morts s’immortalise autant la souffrance qui
en découle perdure. Cette plaie de souffrance ne peut se cautériser. Elle est
trop profonde pour se cicatriser dans cet intervalle de temps.
Les années passent et les Sénégalais
restent cloîtrés dans leurs comportements d’antan. La nuit de l’insouciance, de
l’irresponsabilité, de la négligence et du laxisme n’est pas encore terminée. Le
peuple Sénégalais est encore en plein dans son long sommeil dogmatique : le Sénégal, pense-il, est une terre
bénie et est à l’abri de certains phénomènes, de certains malheurs qui
s’abattent sur les autres. Les Sénégalais se croient toujours les plus beaux,
les plus intelligents et les plus élégants d’Afrique. En réalité, il n’en est
rien. Que d’illusions psychologiques ! Quel narcissisme béat ! La
réalité est que notre pays continue à patauger dans les eaux profondes de la
pauvreté et de la misère, bref du sous-développement.
Ce qu’il importe de noter, c’est que
chaque jour, semaine, mois ou année, des « Joola » bis se produisent dans
notre pays sans que cela attire l’attention particulière des Sénégalais, sinon
brièvement, c’est-à-dire de manière passagère. La conscience collective
sénégalaise semble opaque devant les événements malheureux, dus souvent à la
négligence et au laxisme, qui se produisent avec leurs lots de victimes et
de désolation. Notre capacité d’indignation s’est effritée devant la quête du
pouvoir, de l’avoir et de la renommée qui caractérise notre société actuelle. Les
mêmes causes entraînent les mêmes effets.
Aujourd’hui plus que jamais,
l’indiscipline, l’insolence, l’arrogance dont on fait montre au Sénégal n’est
plus à démontrer. Ces contre-valeurs sont plutôt monnaie courante. L’impudeur
et l’immoralité ravagent, comme la peste, les solides fondements éthiques et religieux
de notre société. La voix des marabouts
devient de moins en moins audible et celle des politiciens de moins en moins
crédible. La jeunesse est de moins
en moins éduquée et formée à la vie. Elle se retrouve, de nos jours, en face
d’un horizon bouché et d’un avenir incertain.
La Noblesse a perdu de sa splendeur,
chacun se considérant comme noble « mane noble-la ». Ce refrain fuse
de partout chez les sénégalais jeunes et les moins jeunes. Les nouveaux riches
et nouvelles célébrités du pays cherchent à faire le buzz à tout prix. Ils mettent en
exergues l’argent, la femme et le luxe. Ils
disputent à Dieu son Pouvoir et sa Beauté sur la terre des hommes[1]. Et tout cela dans
un Sénégal émergent nous dit-on, avec une classe politique pourrie jusqu’aux os.
La recherche de l’intérêt personnel, l’enrichissement illicite, la mauvaise
mentalité envers la chose publique et le manque de patriotisme caractérisent cette
classe dirigeante des indépendances à nos jours. En face d’elle, se trouve un
peuple souvent complice parce qu’encore naïf, insouciant et se détournant de
l’essentiel, c’est-à-dire d’une citoyenneté éclairée, engagée et responsable. Les
chantiers de l’homme[2]
sont relégués au second plan au profit des chantiers routiers et
infrastructurels. C’est cela le Sénégal du troisième millénaire, c’est cela
notre Sénégal actuel, le Sénégal de l’avenir de nos enfants et petits-enfants.
16 ans après, il ne reste plus du « Joola »
qu’une épave engloutie aux tréfonds de l’Océan atlantique, attirant poissons et
autres créatures qui peuplent la mer. Il ne reste plus du « Joola » que ce tombeau marin où dorment désormais, pour l’éternité,
des espoirs trahis et des jeunesses inachevées. Il ne reste plus du « Joola »
que des souvenirs cauchemardesques voire les fantômes de nos morts et disparus.
Il ne reste plus du « Joola » que des familles décimées, des veuves
et veufs qui peinent à reconstruire leur vie, des orphelins désœuvrés et
abandonnés à eux-mêmes. Il ne reste plus du « Joola » que des
promesses non tenues, et par les autorités de ce pays et par les Sénégalais
eux-mêmes : aujourd’hui plus que jamais, les
Sénégalais sont récidivistes à l'indiscipline, à la négligence et au laxisme.
Ce n’est pas demain la fin des surcharges dans nos transports publics. La
sécurité dans nos édifices publics (stades, marchés, hôpitaux, écoles,
universités) pose aussi problème. Tout
le monde peut le constater. Et l’État ne dit rien. Et le peuple accepte
tout. En réalité, les Sénégalais vivent comme si le « Joola » était
un simple accident comme les autres. Pis, ils vivent comme si le naufrage du « Joola »
n’a jamais eu lieu. Le peuple sénégalais
oublie très vite. Il a une mémoire très courte qui ne se soucie ni de l’avenir
pour prévenir ni du passé pour tirer les leçons de l’histoire. Le
philosophe allemand Hegel avait raison d’écrire que « [...] ce qu’enseignent
l’expérience et l’histoire c’est que peuples et gouvernants n’ont jamais rien
appris de l’histoire, et n’ont jamais agi suivant des maximes qu’on en aurait
pu retirer »[3].
L’indiscipline des chauffeurs est la
cause directe de la majeure partie des accidents de la route. Les incendies de
marchés et d’autres lieux publics, les enlèvements et assassinats d’enfants et
même d’adultes, continuent, dans le même sillage, à faire des dégâts
irréparables dans un pays où chacun aspire à la liberté et personne n’est responsable
de rien. Ah ! Que Dieu a bon dos sous le ciel du Sénégal ! Son fameux
« ndogal » (décret divin) serait, d’après les Sénégalais, à l’origine
de tous nos malheurs. La responsabilité humaine est reléguée toujours au second
plan.
Mais si le naufrage du bateau « Le
Joola » n’a pas pu changer radicalement la mentalité et le comportement
des Sénégalais, si ce drame maritime et humain n’a pas révolutionné profondément
le quotidien des Sénégalais, seul le fracas annonçant la fin du monde pourra
peut-être le faire, et ce sera trop tard. Je suis alors tenté de poser cette
question : « (A quand les voix
conjuguées de tous ceux qui s’indignent pour faire changer notre destin à
tous ?) »[4]
Pour hier et pour demain, j’avertis et
j’aurais déjà averti mon peuple. Je ne sais pas ce que sera le Sénégal quand je
ne serai plus de ce monde, mais j’estime avoir assez sensibilisé sur les
goulots d’étranglements qui empêchent notre nation de se développer et notre
peuple de s’épanouir.[5]
Aujourd’hui, la seule chose dont je suis sûr, étant encore en vie, c’est que je
suis malade du Sénégal et je sais que je vais mourir du Sénégal. Que cette mort
soit belle !
Ngor
Dieng
Psychologue conseiller
ngordieng@gmail.com
[1] Allusion faite à Antoine de Saint-Exupéry : Terre des hommes, Gallimard, 1937.
[2] Abdou Khadre GAYE : Les chantiers de l’homme, Réflexions
Emadiennes, Dakar, Le Nègre International, 2009.
[3] Hegel : Leçon
sur la philosophie de l’histoire, Paris, Vrin, Traduction Gibelin.
[4] Danielle Mitterrand : Le printemps des insoumis, Editions
Ramsay, Paris, 1998, p.129.
[5]
Je vous renvoie à mon livre, Du destin
d’un peuple : Réflexions sur le Sénégal et l’Afrique, L’Harmattan,
Paris, 2014, 153 pages.
C est un plaisir de vous lire NGOR .Vous symbolisez la voix du peuple trahi et endormi par ceux qui le gouvernent .Du courage
RépondreSupprimerMerci MAK!
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