DE LA CRISE DE 1962 AU SENEGAL
Le 17 décembre 1962, soudain, se déclenchèrent
les douloureux évènements qui ont abouti à la rupture brutale entre Léopold
Sédar Senghor, Président de la République et Mamadou Dia, Président du conseil.
Le premier, en l’occurrence Senghor, accusa le second de coup d’État et fait
voter par des députés acquis à sa cause, une motion de censure qui destitua
Mamadou Dia. Ainsi est parti le feuilleton d’un long procès politico-judiciaire
qui secoua profondément, et cela jusqu’à nos jours encore, la trajectoire de la
jeune République du Sénégal indépendant.
Pourtant Senghor
et Dia formaient un duo complémentaire, voire un tandem sur qui pouvait compter
le Sénégal indépendant pour relever les défis de développement et de prospérité
économique et sociale. Ils étaient liés par une solide et vieille amitié de 17
ans qui date du retour de Léopold Sédar Senghor au pays natal. Mais hélas, les
démons de la division sont passés par là. Mamadou Dia et Senghor se séparent
brusquement et brutalement au sommet de leur amitié et de l’État en train de se
construire.
Sans adopter une démarche historique consistant
à relater les faits tels qu’ils se sont passés, notre souci est plutôt de
revenir objectivement sur les causes profondes qui ont abouti à cette crise
majeure qui a opposé deux figures historiques incontournables de notre
pays : Léopold Sédar Senghor et Mamadou Dia. Il importe aussi pour nous
d’en étudier l’impact, voire les séquelles sur la trajectoire historique du
Sénégal.
En réalité, le régime parlementaire mis en place
à la suite de l’Indépendance constitue un bicéphalisme qui accordait plus de
pouvoir au Président du conseil en l’occurrence Mamadou Dia qu’au Président de
la République Léopold Sédar Senghor. Du moins, ce régime mettait plus en orbite
Mamadou Dia sur la scène nationale et internationale que Senghor qui pourtant
jouissait, en tant que poète et un des chantres du mouvement de la Négritude, d’une
aura internationale indiscutable. Mais c’est cela aussi la spécificité du
régime parlementaire où le Premier ministre est plus en vue que le Président de
la République.
Le rapprochement de Mamadou Dia au Bloc
soviétique est en outre, l’une des
causes profondes qui expliquent
davantage la crise de 1962. En homme libre et entreprenant, investi du pouvoir
de déterminer la politique de la Nation, Mamadou Dia effectua un voyage dans
les pays de l’Est pour nouer un partenariat et une coopération entre son pays
et l’URSS. Ce choix de se tourner vers l’Est pour la recherche de partenaires
économiques n’a pas rassuré la Métropole, c’est-à-dire la France qui voulait
continuer à avoir une mainmise sur l’économie sénégalaise. Le choix du Maodo
était un choix de modèle économique et de développement audacieux qui
dérangeait la France à une époque où les pays francophones d’Afrique venaient
d’accéder à l’Indépendance au début des années soixante. Il s’avère alors
qu’éliminer Mamadou Dia était la meilleure voie pour qu’une telle démarche ne
prospère pas et n’ait pas des échos favorables dans les autres pays
francophones d’Afrique.
On ne peut pas parler aussi de la crise de 1962
sans mettre en relief le rôle qu’a joué la classe maraboutique. La vision de
Mamadou Dia, pour ne pas dire sa politique économique et sociale, dérangeait
profondément la classe maraboutique. Ces marabouts n’avaient pas encore tout le
pouvoir qu’ils ont aujourd’hui sur les populations et tout l’égard dont ils
bénéficient de nos jours de la part de l’État (cf. « La République couchée »
d’Ousseynou Kane, ancien chef du département de philosophie de l’Ucad de
Dakar). Le modèle de production agricole que prônait Dia tendait à libérer
l’économie sénégalaise de la Métropole, mais aussi, les masses paysannes d’une
quelconque dépendance, fusse-t-elle celle des marabouts. Au plan économique, la
coalition de l’élite politico-religieuse a contribué à asseoir l’économie du
pays sur une seule culture de rente : l’arachide. Un choix scellé par
l’opposition radicale des marabouts aux programmes de réforme du secteur
agricole du premier président du conseil du Sénégal
L’attitude des marabouts n’était basée que sur le mercantilisme. Ils avaient une mainmise totale sur la culture de l’arachide qui constituait leur principale source de revenus et celle du pays. Mais la culture de l’arachide a la caractéristique de transformer les terres arables en terres arides. Mamadou Dia n’était pas aussi le genre d’homme d’État à s’agenouiller devant un marabout. D’ailleurs, il avait une certaine compréhension de l’Islam qui ne faisait pas de la religion musulmane « l’opium du peuple ». Il prônait un Islam libérateur des masses populaires. C’est ce qui explique qu’un « Léopold » ait pu bénéficier du soutien des marabouts au détriment d’un « Mamadou » lorsque les hostilités se déclenchèrent le 17 décembre 1962.
L’attitude des marabouts n’était basée que sur le mercantilisme. Ils avaient une mainmise totale sur la culture de l’arachide qui constituait leur principale source de revenus et celle du pays. Mais la culture de l’arachide a la caractéristique de transformer les terres arables en terres arides. Mamadou Dia n’était pas aussi le genre d’homme d’État à s’agenouiller devant un marabout. D’ailleurs, il avait une certaine compréhension de l’Islam qui ne faisait pas de la religion musulmane « l’opium du peuple ». Il prônait un Islam libérateur des masses populaires. C’est ce qui explique qu’un « Léopold » ait pu bénéficier du soutien des marabouts au détriment d’un « Mamadou » lorsque les hostilités se déclenchèrent le 17 décembre 1962.
Pour certains acteurs et témoins de cette crise,
les sérieuses divergences au sein de l’UPS, le Parti de Senghor et de Dia
expliquent en partie l’avènement et la tournure de la crise du 17 décembre
1962. C’est du moins la position ferme que défendait le défunt Président Mbaye
Jacques Diop qui à l’époque, était l’un des jeunes du Parti. Seulement, il importe de préciser que ce dernier mettait plus
l’accent sur les divergences politiques que sur les choix économiques de
Mamadou Dia. Il n’est pas d’ailleurs le seul. L’écrivain Cheikh Hamidou Kane,
acteur et témoin oculaire des évènements est revenu sur ces divergences en mettant en exergue
la dimension économique du conflit. Dans une interview qu’il a accordée
récemment au journal ENQUÊTE du 5
octobre 2016, il revenait en ces termes sur les causes qui ont abouti à
l’arrestation et à la condamnation du Président du conseil : « …La détérioration de leurs relations a été
causée par les rivalités des différents dirigeants du parti au pouvoir, l’UPS.
Mamadou Dia, pendant les quatre années où il a été président du conseil, dans
la mesure où il mettait en œuvre sa politique économique très rigoureuse, a
suscité le mécontentement des commerciaux, des traitants, y compris des hommes
politiques qui étaient ses rivaux dans le parti. D’ailleurs c’est eux qui ont
monté Senghor contre lui. Senghor, après avoir été son soutien pendant
longtemps, au dernier moment effrayé qu’il était peut-être, s’est laissé
convaincre que Mamadou Dia voulait faire un coup d’État… ».
Ce qu’il importe de rappeler, c’est que Mamadou
Dia admirait Senghor et cela même au-delà des évènements de 1962 et malgré son
incarcération à Kédougou durant 12 ans. Il avait une confiance totale en lui
malgré tout ce qui se chuchotait sur ses oreilles à propos de ce que Senghor et
ses partisans préparaient contre lui. Il ne faut pas oublier que Mamadou Dia a
reçu les échos de la cabale qui se montait contre lui depuis longtemps mais n’a
jamais accordé du crédit à ce qui se disait entre Senghor et lui-même. En
réalité, il avait fait preuve d’une naïveté dont seuls les vrais amis peuvent faire montre vis-à-vis
de leur compagnon et avait fini par tomber dans le piège tendu par Senghor. Dia
étant convaincu fortement que le parti avait priorité sur les institutions,
avait décidé d’user de la force publique pour empêcher la réunion des députés à
l’Assemblée nationale, tant que le parti ne l’autorisait pas. Cela a été
l’erreur de Mamadou Dia si l’on en croit Cheikh Hamidou Kane. Mais à vrai dire,
Mamadou Dia n’a jamais eu l’idée de faire un coup d’État contre Senghor parce
qu’il avait, en tant que Président du conseil, tout le pouvoir avec lui. Le 17 décembre
1992, soit 30 ans après les événements, le Général Jean Alfred Diallo, nommé Chef
d'État-major par Senghor au moment des événements en remplacement du général
Amadou Fall et homme clé de ces événements, déclara : « Mamadou
Dia n’a jamais fait un coup d’État contre Senghor […] l’histoire du coup d’État, c’est de la pure fabulation ».
Il faut seulement signaler le fait que la crise
de 1962 a, non seulement, brisé l’élan de notre jeune Nation, mais aussi, la
carrière politique de Mamadou Dia et de ses partisans. Elle avait aussi,
pendant longtemps, divisé le pays en deux (les diaistes d’un côté et les
partisans de Senghor de l’autre) et handicapé la bonne marche de la Nation
sénégalaise naissante. Depuis, Mamadou Dia a été victime d’un ostracisme
vis-à-vis de sa personne et de son œuvre. Aujourd’hui, aucun édifice public
ne porte son nom, ni une avenue ni une école ou une université, encore moins un
aéroport. Son action à la tête du Sénégal
est occultée et cela à dessein. Certains historiens peu inspirés et mal intentionnés
sont allés jusqu’à le considérer même comme un homme de « second
couteau » dans l’histoire politique du Sénégal. Quelle aberration ! Mamadou
Dia est presque méconnu de la jeune génération. Il en est de même pour son
compatriote Cheikh Anta Diop qui, tout de même dérangeait aussi le natif de
Joal, le poète-président. C’est cela la vérité. Il importe aujourd’hui de
rectifier cette négligence historique et rendre à Dia ce qui appartient à Dia. Il
faut réhabiliter la mémoire et l’œuvre de Mamadou Dia « pour que lui soit enfin pleinement reconnue sa
place de combattant pour la Liberté des peuples à l’heure de la décolonisation,
artisan inlassable du développement à partir des communautés de base »
d’après ces mots touchants de Roland Colin dans la dédicace de son livre Sénégal
notre pirogue, Au soleil de la liberté, Journal de bord 1955-1980, Préface d’Elikia M’Bokolo, 2007,
Paris, Présence Africaine, 408 pages. C’est
une exigence historique dans un pays en crise de civisme, de citoyenneté et de
patriotisme. L’éminent professeur Djibril Samb considère que la Nation n’a pas
de père. Par contre, l’Etat du Sénégal en a un et c’est Mamadou Dia, ce « baobab habité par un peuple
d’oiseaux » selon l’historien burkinabé Joseph Ki-Zerbo.
Ce qu’il importe ici de retenir pour conclure,
c’est que le Sénégal traine jusqu’à nos jours les séquelles de la crise de
1962, qui en réalité n’a été qu’un choc
autour du choix de modèle économique de développement. La rigueur et
l’austérité de la politique économique du natif de Khombole, dans la région de
Thiès, aurait permis au Sénégal de dépasser de loin le niveau de développement
où il se trouve aujourd’hui. Les Sénégalais auraient eu un autre type de
rapport avec le pouvoir qui ne consisterait pas seulement à s’en servir. La
France n’aurait pas eu tout le contrôle qu’elle a aujourd’hui sur l’économie et
la vie politique de notre pays.
Il va sans dire que ni Senghor et ses partisans
ni Mamadou Dia et les siens ne sont sortis vainqueurs de ce conflit au sommet
de l’Etat du Sénégal nouvellement indépendant. Tout de même, il y a un grand perdant dans cette
crise qui fut la première plaie de l’histoire politique du Sénégal indépendant.
A ce propos, Babacar Diop, enseignant au département de philosophie de l’Ucad
de Dakar, écrivait dans son livre Le feu sacré de la liberté : Mon combat
pour la jeunesse africaine, préface du professeur Djibril Samb,
L’Harmattan, Paris, 2010, 252 pages :
« S’il y a un véritable perdant dans les évènements de décembre 1962, ce
n’est ni Mamadou Dia ni ses codétenus de la prison de Kédougou, c’est le peuple
sénégalais dans son ensemble. Nous traînons jusqu’à présent la douloureuse et
brutale rupture de Léopold Sédar Senghor et de Mamadou Dia. Les deux formaient
une équipe qui inspirait la confiance et l’espoir à toute l’Afrique. S’ils
avaient réussi à conserver l’unité et la cohésion, comme Pélopidas et
Epaminondas, un couple politique de la Grèce antique uni et inspiré par une
authentique vertu, le Sénégal ne serait pas à coup sûr ce qu’il est devenu
aujourd’hui ».
Aujourd’hui, nous devons tirer les leçons d’une
telle crise pour épargner notre pays de conflits politico-judiciaires qui ne
feront que l’enfoncer davantage, au moment où on aspire à l’émergence. Ce
qu’Abdoulaye Wade n’avait pas pu éviter durant son règne bien que l’on soit, depuis
la constitution de 1963, dans un régime présidentiel. Il est entré soudainement
en conflit avec Idrissa Seck, son Premier ministre d’alors et plus tard avec
son autre Premier ministre, Macky Sall. Le président Macky Sall à son tour, n’est
pas totalement à l’abri d’un tel duel au sommet de l’Etat. Les cas Abdoul Mbaye
et Aminata Touré sont passés par là. Et s’il ne fait pas preuve d’une grande
lucidité et d’un grand courage, les partisans des forces obscures le mettraient
tôt ou tard en mal avec ses plus proches collaborateurs, histoire de préserver
leurs propres intérêts comme les partisans de Senghor avaient fait pour
occasionner la crise de 1962 au Sénégal.
Ngor DIENG
Psychologue conseiller/Philosophe
ngordieng@gmail.com
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