UN SYSTÈME DE SANTÉ MALADE : REGARDS CROISÉS DE DEUX CITOYENS SÉNÉGALAIS


 

Le Sénégal, depuis la période coloniale, a servi de hub médical en Afrique Occidentale Française (A.O.F) avec l'érection de la première école de médecine où la majeure partie des agents médicaux de l'époque étaient formés. En effet, l'école africaine de médecine de Dakar, érigée en 1928, fut la première Institution du genre de l’époque, spécialisée en médecine humaine, en médecine vétérinaire et en pharmacie. La fréquence des fléaux sanitaires accrus par les conditions drastiques de l’indigénat, a encouragé l’amélioration des interventions médicales dans les régions très souvent touchées par les épidémies et autres. Jusqu’en 1960, le Sénégal a toujours gardé son statut de référence dans le domaine médical, ce qui fait de l’Université Cheikh Anta DIOP un fleuron scientifique très attractif pour les autres pays africains qui envoient des étudiants chaque année.

Au cours des dernières décennies, l'action de l’État dans ce secteur a été impulsée à travers des politiques sectorielles et des programmes nationaux de développement sanitaire dès juin 1989 avec l’élaboration d’un PNDS, précédé par la Déclaration de la Politique nationale de Santé. Il faut rappeler que cette période charnière dans l’histoire du Sénégal était marquée par des crises sociopolitiques qui ont eu sans aucun doute des retombées dans le système de la fonction publique, accentuées surtout par les politiques d’ajustement structurelles. Des orientations politiques imposées aux États africains par les institutions de Bretton Woods (FMI, Banque Mondiale, OMC), qui ont fini par plomber l’économie et la structure sociale des pays ciblés pour l’application de ces mesures draconiennes. On se rappelle le fameux “procès” de la Banque Mondiale lors duquel, maître Aïssata Tall SALL, actuelle ministre des Affaires étrangères, avait fait une plaidoirie qui est restée de mémoire, où elle fustigeait devant le jury, le cynisme institutionnel érigé comme arme de destruction massive contre le service public des pays pauvres en Afrique, dont la plupart sont dans un état de fébrilité. Dans sa rhétorique, elle convoque les plaintes et complaintes d’un paysan du nom de Zégué Bamba qui, dévasté par la précarité de sa vie quotidienne, criait si haut : « Mais pourquoi alors je ne sème pas? Pourquoi quand je sème, je ne récolte pas ? Et pourquoi quand je récolte, je ne mange pas ? » Autant de questions empreintes de désarroi et de souffrance qui suffisaient à nous donner une idée de la morosité du climat sociopolitique de l’époque et du désastre causé par les politiques d’ajustement structurelles. 

Et pourtant, cette instabilité s’est poursuivie jusque dans les années 1990, où le pays a failli basculer dans le chaos après l’épisode électoral de 1993 et la dévaluation de la monnaie en 1994 qui a influé négativement sur les investissements et sur la qualité du service public. Malgré ces difficultés notées, l'État s’est engagé dès 1996 dans une approche sectorielle ayant abouti à l'élaboration d'un plan stratégique national de développement sanitaire. Ce processus intensif dans lequel l'OMS s'est particulièrement impliquée, a permis l'élaboration du Plan national de Développement sanitaire 1998-2007 (PNDS).  Ce programme prenait en compte 11 axes stratégiques visant 4 objectifs majeurs : la réduction de la mortalité infanto-juvénile, la réduction de la mortalité maternelle, la baisse de l'indice synthétique de fécondité et l'accès accru aux services sociaux de base pour les plus démunis. Des indices de référence qui corroborent l’adhésion du Sénégal à l’agenda des Nations-Unies sur les Objectifs du Millénaire pour le développement (OMD, 2000 à 2015), dont les 3 objectifs (n°4,5&6) concernent la santé. Aujourd’hui encore que ce programme s’est mué à partir de 2016 en un contrat social entre les gouvernements et leur peuple, le programme sur les objectifs du développement durable (ODD) s’articule autour de 17 objectifs à l’horizon 2030 et prenant en compte également la dimension de la santé. L’appui du Sénégal sur les normes inscrites dans les cahiers de charge des programmes initiés par les institutions internationales, a-t-il suffi à créer un système de santé performant ?

La gouvernance du système de santé connaît depuis plusieurs années, d'énormes manquements liés entre autres à la modicité des ressources budgétaires, à la dépendance aux moyens d’appui technique et financier des institutions internationales, au manque d’infrastructures modernes et d’un plateau médical performant, à un déficit de personnel pratiquant, à une formation inadaptée, au manque d'encadrement et à l’absence d'incitation à une performance accrue, etc. Par ailleurs, il semble utile de préciser que la plupart des infrastructures publiques de santé au Sénégal sont filles d’un héritage colonial sous-tendu par un système d’aménagement spatial sanitaire particulier dans un contexte sociodémographique et politique hiérarchisé et ségrégationniste. Ainsi, la cartographie des structures sanitaires au Sénégal poursuit toujours ce schéma de répartition de l’accès aux soins qui privilégie la région de Dakar et peu de grandes villes. Malgré les politiques de décentralisation exécutées en plusieurs phases entre 1972 et 2013 avec l’Acte 3 de la décentralisation, la territorialisation des offres de soins reste un défi majeur même si depuis 1996, le système organisationnel a conféré aux collectivités territoriales et aux entités régies par le processus de la déconcentration des prérogatives dans le management et la gouvernance sanitaire selon, bien sûr, une structure pyramidale. À cet effet, la démarche d’exécution de ces compétences sur plusieurs échelons territoriaux et administratifs, qui au début visait une démocratisation des offres de soins, un élargissement de la carte sanitaire et surtout un allégement des leviers de décision, semble créer des enjeux de pouvoir autour des questions d'allocation budgétaire et de priorisation des actions de gouvernance sanitaire. À cela s'ajoutent les contingences liées à une mauvaise coordination et un défaut d'interopérationnalité entre les services déconcentrés de l’État et les entités locales dont la synergie devrait instaurer une meilleure approche de santé communautaire. En outre, l’absence d’une géographie des compétences dans le système de santé est symptomatique d’un faible taux de formation de médecins spécialistes, d'infirmiers d’État, de sages-femmes, etc., mais surtout des conditions de travail exécrables, d’un plateau médical non respectueux des normes, d’un système de recrutement parfois clientéliste, sans oublier les traitements salariaux souvent dérisoires. Il est quasi incompréhensible que le Sénégal, ayant une réputation reconnue en termes d'offre de formation de qualité, peine à créer un écosystème performant en dotant le personnel soignant de moyens sophistiqués pour leurs prestations de soins. Et pourtant, la plupart des médecins du Maroc sont formés au Sénégal et c'est un lieu privilégié pour acheminer des malades sénégalais. Le problème n'est pas lié au manque de compétences de nos médecins, mais il s'agit juste pour les Marocains, d'une fervente volonté politique, d'une bonne compréhension des enjeux de santé de la population, mais surtout de la générosité dans les investissements pour les structures de santé qui garantissent la qualité et la performance. Pourquoi nos autorités et les personnes aisées préfèrent se soigner ailleurs qu'au Sénégal même juste pour un check-up ou un accouchement ? Ont-elles un argument valable pour se dédouaner de cela alors que dans les pays qui ont assez investi dans leur système de santé, aucune autorité politique n'ose se permettre d'aller acquérir des offres de soins ailleurs quand, si l'expertise est reconnue chez elle ?

Cette désertion insoutenable sur fond d'anti patriotisme, crée un malaise au sein de la corporation des personnels de santé et des enseignants-chercheurs en médecine et pharmacie, qui sont maintenant captés par les appels d'offres du secteur privé, des organismes internationaux et des autres pays surtout occidentaux. Cela pose le débat de la "fuite des cerveaux" ou encore du recyclage des compétences. Il est vrai que le budget alloué à la santé a évolué de plus de 230 milliards en 2022, mais cette manne financière est insuffisante pour couvrir les objectifs fixés par l'État du Sénégal sur sa stratégie nationale de financement de la santé qui tend vers une couverture sanitaire universelle, à l'aune des ambitions fixées dans le PSE. L'avènement de la COVID-19 en 2020 a été une expérience difficile et édifiante face à des situations compliquées, mais il a servi à mettre à nu toutes les faiblesses connues tacitement de notre système de santé et l'absence d'une industrie pharmaceutique. Il nous fallait subir alors de plein fouet les conséquences dramatiques liées à des risques sanitaires pour les populations qui ont été confrontées à des problèmes de prise en charge par les services hospitaliers. À ces instants, d'autres citoyens plus aisés trouvent refuge dans les structures privées. Le matériel médical importé de l'extérieur surtout pour les masques considérés comme insignifiantes, était difficile à acquérir malgré les efforts. Ces contraintes ont créé un déclic chez les populations et l'État qui se sont tournés vers l'expertise locale à travers nos artisans (tailleurs) pour faire face à la menace du virus. C'est dès cet instant que les Sénégalais ont compris qu'il nous fallait investir plus sur notre système de santé, mais aussi dynamiser le secteur de l'artisanat pour le hisser au même niveau que celui des pays développés et ne plus dépendre de l'exportation. Le mot d'ordre était : « Plus jamais ça ! » et les autorités étatiques en avaient conscience. Où en est-on maintenant que l'hémorragie a été calmée ?

Malheureusement, l’oubli s'accapare de nous très souvent même si les choses graves nous atteignent et nous terrassent. Le Président Abdoulaye WADE, quand l'humeur l'habitait, nous qualifiait de peuple amnésique ; une faiblesse qui, par ailleurs, profite toujours aux politiciens. Les méthodes et les approches doivent changer pour résorber les problèmes énumérés qui confortent de plus en plus la posture de méfiance et le scepticisme adoptés par les populations sur notre système de santé. Pour autant, le mur s'affaisse du côté des agents de santé qui luttent toujours contre les maladies, contre la mort et qui aident à donner vie et à apaiser la souffrance. Ils souffrent parfois de mauvais traitements, d'inconfort dans l'exercice de leur métier et en tant que premier rempart de lutte pour la survie, ils contiennent les frustrations des populations sur la qualité des services de soins malgré leurs bonnes intentions salutaires. Mais cela est-il suffisant face à l'insatisfaction des patients sur les méthodes d'accueil et de prise en charge surtout dans un contexte où les erreurs et les négligences médicales choquent les populations et mettent au banc des accusés les agents de santé ?

Le Professeur Abdoul KANE (Cardiologue) a bien abordé le fait à travers son livre : « La vie sur un fil » où il affirme que : « les métiers de la santé peuvent être parmi les plus beaux au monde à condition que leur exercice soit sublimé par des êtres aux valeurs morales. Le personnel de soin n’échappe pas à cette vérité universelle : il est des hommes sans prix et des hommes sans valeurs. Les premiers sont intègres et les seconds ne le sont pas. »

Faut-il croire que l'humanisme a déserté nos hôpitaux ou bien c'est le serment d'Hippocrate qui est trahi ? Tout compte fait, l’État du Sénégal, conscient de toutes ces difficultés soulignées, doit prendre toutes les mesures idoines pour redynamiser notre système sanitaire et le débarrasser de tous ces goulots qui étranglent les patients sénégalais. Car en réalité, la santé est au début, avant le début, à la fin, après la fin de toute dynamique de développement. Et en la matière, notre pays ne manque pas d’arguments. Seulement, il nous faut davantage de volonté politique pour booster le secteur de la santé et soulager la souffrance des populations dans ce domaine. Et c’est bien possible. À bon entendeur, salut !

 

Ngor DIENG et El Hadji Farba Diop

                                                     ngordieng@gmail.com/diopelhadjifarba@gmail.com

 

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